Les origines de Jaz

Monsieur Ivan Benel, le fondateur de la Compagnie Industrielle de Mécanique Horlogère - qui deviendra plus tard Jaz S.A - , a accordé en 1924 un entretien à la revue Vendre. Je reproduis cet entretien ici, afin d'éclairer quelques zones d'ombre relatives à la "naissance" de Jaz. Qui mieux que son fondateur pouvait en relater les débuts?

La conception

« Au lendemain de la guerre, dit M. Benel, je me suis demandé si, à côté des industries métallurgiques qui m'absorbent, il n'y avait d'autres champs à explorer en même temps, par une entreprise de grand style susceptible de ramener à l'industrie française des marchés où semblait, avant guerre, dominer l'étranger.

« Un jour, mon attention s'arrêta sur le réveil, un article qui est, en quelque sorte, la Cendrillon de l'industrie horlogère; Cendrillon anonyme au demeurant, quelque chose comme un produit sans état civil, de père le plus souvent inconnu et qui semblait porter, jusque dans son extérieur, les tares d'une naissance obscure.

« D'où venaient, présentés côte à côte avec les réveils de fabrication française, ces innombrables appareils que leur aspect vulgaire reléguait n'importe où? d'Allemagne, d'Amérique, du Japon.

« Il y avait là, incontestablement, une place à prendre, un marché à ouvrir. Mon plan se dessina immédiatement:

Fabriquer en grande série un réveil de marque, d'une qualité supérieure, d'une présentation élégante.

Une belle endormie s'éveille au son du Jaz

« J'insiste sur ce dernier point. Il a plus d'importance qu'on ne serait tenté d'y attacher de prime abord. C'est peut-être le facteur psychologique le plus important de cette période d'après-guerre où le goût du luxe (et je dis cela sans le moindre sens péjoratif) s'est prodigieusement développé. Croyez bien que le succès d'une marque comme Citroën est dû, en grande partie, à ce que son concepteur a soigné avec amour l'aspect extérieur de sa voiture et l'a pourvue de tous ces accessoires qui en font, à la puissance près, la rivale populaire et en rien humiliée des marques les plus fastueuses. Souvenez-vous de l'aspect des tacots bon marché d'avant-guerre...et concluez.

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Mise en chantier

« Mon plan ainsi arrêté, j'ai cru bon de mettre tout en oeuvre pour m'imposer du premier coup. J'ai fait appel à des ingénieurs et des techniciens de premier ordre dans les usines métallurgiques que je contrôle. Ces collaborateurs, je les ai envoyés aux Etats-Unis, et en Suisse. Aux Etats-Unis, pour étudier sur place l'organisation de la production en grande série, pour élaborer le plan de l'usine que je rêvais, pour me mettre en main le matériel le plus perfectionné qui fût au monde; en Suisse, pour y visiter ces merveilleuses écoles d'horlogerie qui sont l'orgueil de la République helvétique et où l'on se doit d'aller puiser les préceptes qui permettent vraiment de fabriquer des mouvements sans défaut. Ces missions ont travaillé pendant deux ans. Ici, nous ne restions pas inactifs. Aux portes de Paris, où la main-d'oeuvre est sans pareille, à Puteaux, nous avions construit notre usine. Nos envoyés nous tenaient au courant de leurs études. Alors, adoptant les indications que j'en recevais au cadre de l'industrie française, j'ai fait réaliser les constructions des bâtiments, réunir le matériel, mettre au point les procédés de fabrication. Bientôt, nous commencions à fabriquer, mais sans chercher encore à produire, nous limitant seulement à la poursuite assidue du modèle que nous voulions présenter.

« Au bout de ces deux années, nous étions prêts. La partie purement industrielle de l'affaire était au point; nous étions certains de notre produit. Notre affaire allait pouvoir se déclencher, nous allions aborder la seconde phase.

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L'organisation commerciale

« Et tout d'abord, baptiser notre enfant, lui donner un nom, une marque; pour prendre mon expression de tout à l'heure: un état civil. En matière de réveils - et comme je l'ai déjà dit - aucune marque n'existait; le mauvais article et le bon voisinaient sans rien qui puisse a priori les différencier. La marque sur le réveil fut notre première innovation; or une marque, cela veut dire pour le revendeur et le public une firme avec, derrière elle, une organisation; une marque, cela équivaut à une garantie.

« Cette marque, ce fut "Jaz"; je ne revendique pas le mérite d'avoir trouvé ce mot; M.Georges Scemama qui est à la fois un de nos administrateurs et dirige notre publicité vous dira, si vous allez le voir, les raisons qui ont guidé son choix. Le mot est bref, sonore, facile à retenir, sympathique.

Le Cubic, réveil féminin

« Le nom trouvé, il fallait avant de démarrer assurer une distribution complète sur le marché français, le seul que nous visions pour le moment. Le théoricien vous dira que c'est là une chose évidente; il aura raison, mais le théoricien ne sait pas ce que c'est d'être en selle sur un cheval qui "tire", pour employer une expression sportive, d'avoir en main une affaire ne demandant qu'à se lancer, et de garder néanmoins assez de patience et de sang-froid pour conserver sa ligne de conduite. Quoi qu'il en soit, je crois qu'elles sont rares en France, les affaires où on ne soit pas emballé. Chez nous la pratique s'est étroitement conformée à ce qui semblait théoriquement nécéssaire; je n'ai pas eu à m'en plaindre.

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Présentation directe aux détaillants

« C'est aux détaillants que nous avons directement présenté notre nouveau-né. Un service commercial organisé selon les règles modernes et installé dans ses propres locaux, 47 boulevard Haussmann, nous permet d'assurer l'accomplissement ponctuel de la besogne considérable que nécéssite cette méthode.

« Nous avons mesuré d'avance l'ampleur du travail nécéssaire. Et cependant, nous nous sommes engagés dans cette voie, persuadés qu'une industrie naissante avait tout avantage à entrer en contact immédiat et intime avec le détaillant. Nous avons fait comprendre à ce dernier l'intérêt mutuel que nous avions à nous entr'aider et à collaborer; la possibilité pour lui de nous faire part de ses suggestions et de ses remarques; et que c'était le moyen pour nous de sentir chaque pulsation de nos clients et de nous accomoder à leurs voeux.

« Tout se déroule maintenant suivant le plan prévu. Les horlogers correspondent avec nous, s'adressent à nous pour toutes les demandes d'achat, d'expédition, de pièces de rechange.

« Mais revenons au lancement.

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Un faire-part

Le Static, réveil féminin

« Dès que nous eûmes pris la décision de "partir", nous avons adressé à tous les détaillants un imprimé, du reste assez luxueux, destiné à leur annoncer la naissance du "Jaz". Un avant-propos que je rédigeai moi-même expliquait aussi brièvement que possible les raisons qui nous avaient poussé à entreprendre l'affaire; une partie purement technique se chargeait de la description du mouvement, en donnant des précisions mécaniques telles que l'horloger ne pouvait pas ne pas être frappé du soin évident que nous avions mis à la fabrication de ce réveil. Des vues de l'usine, bien choisies pour donner une idée de son importance, illustraient la petite brochure. Elle partait, accompagnée d'une lettre soigneusement repiquée, signée à la main par moi-même, lettre qui présentait ma Compagnie et son industrie, et qui, bien que nous soyons résolus à ne livrer que par douzaine, proposait exceptionnellement l'achat d'un premier échantillon qui serait envoyé sur simple demande (nous n'avons jamais remis d'échantillon gratuit.) Une formule toute prête était jointe à la lettre.

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Une prospection qui rend

« Etait-ce le nom si particuler, était-ce l'évident avantage d'un réveil de marque qui emporta le premier succès? Il est difficile de le dire: je me borne à le constater, mais je tiens à en souligner l'importance, car les horlogers se trouvaient à ce moment littéralement bourrés de réveils allemands achetés à vil prix en 1919 et dont l'écoulement, par suite de la crise alors régnante, était plutôt difficile. Il fallait un certain courage pour leur demander d'augmenter encore leur stock. L'invraisemblable chose se réalisa cependant. Les demandes affluèrent et bientôt, les voyageurs lâchés par toute la France les intensifièrent de façon vraiment frappante. En un temps relativement court, la distribution fut assurée sur l'ensemble du territoire.

« Mais il faut noter que ce premier effort de vente bénéficia aussitôt de la notoriété de la marque, car dès le premier échantillonnage réalisé chez les détaillants, la publicité fut déclenchée dans toute la France, pour appuyer les vendeurs.

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La publicité

A ce point du récit, M. Benel cède la place à M. Scemama, responsable de la publicité. Il reprendra la parole en fin d'entretien.

« Comment j'ai trouvé le nom? Evidemment, vous l'avez deviné: par une corrélation d'idée avec jazz-band. Il fallait quelque chose qui évoque un bruit joyeux...le mot s'est présenté à mon esprit, il avait toutes les qualités requises, je l'ai adopté.

« M. Benel vous a dit combien patiemment nous avons attendu avant de déclencher la publicité. Quand le moment fut venu, je fis le nécéssaire...en faisant appel au cinéma.

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Publi-Ciné

« Car le "Jaz" est un exemple frappant d'un produit lancé exclusivement par le cinéma. Nous ne faisons de publicité dans la presse que depuis quelques mois à peine, et cela dans une mesure encore réduite.

« Evidemment la marchandise se prête admirablement à cette publicité spéciale qui, ne l'oublions pas, s'adresse, dans les salles où nous passons, à environ 2.500.000 personnes.

« Rien de plus amusant à illuster qu'un réveil! Quelles associations d'idées joyeuses! Voyez plutôt!

« Et sur l'écran défilent les dessins drolatiques de Lortac: voici le soleil qui, pour ne point manquer l'heure d'été, se pourvoit d'un "Jaz"; voici le vieux Chantecler qui, pour ne point faillir à sa légendaire mission, fait un achat pareil; voici enfin la Parisienne qui veille au son du jazz-band et qui, pour son réveil, se fie joyeusement au Jaz.

« Notons ceci: "Jaz"! Jamais réveil Jaz; c'est inutile, c'est même nuisible. on ne parle plus de réveil, il n'existe plus, ce mot; il est remplacé par son synonyme: un Jaz. Et partout, simples et vogoureux, dans un cartouche, se détachent à la fin du film ces mots: "Industrie française". C'est une signature...c'est aussi un appel.

« Publicité toute de notoriété, évidemment. Ah! Je sais, on pourrait discuter à perte de vue entre gens du métier. Peu importe, n'est-ce pas! C'est le succès qui consacre, et le succès est là."

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Car voici les résultats

Rendons la parole à M. Benel:

« Plus de deux ans se sont passés depuis notre lancement, où en sommes-nous aujourd'hui? Je pourrais vous chiffrer le pourcentage que le Jaz occupe dans la vente des réveils. je ne le ferai pas. Il est important, croyez-le.

« Parmi les industries similaires anciennes, nous avons des imitateurs; on ne contrefait que ce qui est bien fait. Depuis la guerre, plusieurs industries semblables ont tenté de se monter, dans le monde. A ma connaissance, nous sommes seuls à subsister, après avoir vaincu les difficultés, et atteint des résultats durables.

Aujourd'hui, nous pouvons songer à exporter; en fait, nous exportons. J'étais sûr de ma qualité et cependant, il était un pays qu'en dépit de la différence du change j'hésitais à aborder: la Suisse. Les Anglais ont un proverbe amusant: "Bringing coal to Newcastle" que l'on pourrait traduire en disant: "Envoyer du charbon à Anzin". Importer des montres en Suisse, c'était à peu près la même chose. Cependant, dès son introduction, le "Jaz" apprécié pour sa qualité de fabrication, a rencontré le bon accueil des horlogers, tant en Suisse française qu'en Suisse alémanique.

Voulez-vous un autre exemple? Nous avons, à titre d'essai, envoyé à des amis d'affaires en Asie, quelques réveils. Nous leur avons annoncé l'envoi par câble. Une lettre en réponse à ce câble (et avant la réception des marchandises, évidemment) a gentiment fait allusion à notre totale ignorance du marché de là-bas! Comment songer à lancer un réveil totalement inconnu, et "français" par-dessus le compte, dans un pays déjà sursaturé de cette marchandise? Et puis, coup sur coup, câbles et lettres pour nous passer commande. Plusieurs milliers de réveils partent demain, et ce n'est qu'un début. Or là, pas de publicité locale, mais l'influence indubitable de la qualité et de la présentation de l'article sur l'acheteur.

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Des conclusions

« Nous avons misé sur la carte "qualité". Nous avons tout fait pour que ce ne soit pas un vain mot. La marchandise entre nos mains, telle que nous la voulions, nous nous sommes ingéniés par la suite à ne rien laisser au hasard. Je vous ai dit le soin extrême que nous avons mis à la distribution; je vous ai exposé notre politique de vente en vous donnant les raisons qui nous l'ont fait adopter, et les résultats pratiques qu'elle nous a donnés. Toute cette machinerie était parfaitement au point quand notre publicité est venue secouer la masse des consommateurs. Je crois que nous avons bâti une affaire dont le développement a été un exemple de saine logique.

Nous avons fait mieux encore. Nous avons démontré qu'avec de l'esprit de suite, une organisation étudiée, une publicité habile, il n'était pas de domaine où la fabrication française ne pouvait pénétrer.

« Le "Jaz", réveil français, s'imposant chez lui d'abord, à l'étranger ensuite, c'est la conclusion victorieuse d'une entreprise que certains, devant la concurrence allemande, taxaient de paradoxe. Et j'en suis bien content.

« J'ai entrepris de créer une industrie bien française, à base d'éléments exclusivements français, sans aucune immixtion d'industrie étrangère, destinée à faire rayonner dans le monde le talent de nos ingénieurs et la perfection d'exécution de notre main-d'oeuvre nationale, et je crois être sur le chemin du résultat. »

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